lundi 18 juillet 2016

LES DAMNES

BARBARE DANSE DE LA MORT
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UNE SI LONGUE ABSENCE

C'était l'un des spectacles les plus attendus de cette 70e édition du Festival d'Avignon, pour ne pas dire le plus attendu. Prenez un film italo-germanique mythique, l'un des meilleurs metteurs en scène du moment et la plus grande troupe de comédiens de France et vous obtenez un spectacle qui marquera l'histoire du Festival d'Avignon.


23 ans que la Comédie Française n'était pas revenue à Avignon.  Et ce retour est un mistral gagnant (celui-ci soufflait bien fort dans la cour en ce soir de dernière, faisant trembler robes et pantalons, renforçant la fragilité apparente ou cachée de certains personnages, l'instabilité des positions sociales ou psychiques, giflant les comédiens et le public renforçant les effets glaçant du récit et de la mise en scène).


LIBRE ADAPTATION DU CHEF D’ŒUVRE DE LUCHINO VISCONTI

C'est le dramaturge flamant Ivo van Hove, doublement récompensé par l'APCTMD  pour "Vue du pont" à l'Odéon et "Kings of War" à Chaillot et primé dans plusieurs pays pour ses mises en scène percutantes, parfois dérangeantes, qui ne laissent personne insensible, qui a choisi d'adapter ce scénario. 

S'il s'agit d'une libre adaptation du scénario des DAMNES, le film de Luchino VISCONTI apparu sur les écrans en 1969, la trame reste fidèle. Nous suivons sur quelques mois le destin des Essenbeck, famille bourgeoise allemande, maîtres de la sidérurgie, au moment de la montée du nazisme. Le patriarche (Didier SANDRE) fête son anniversaire entouré des siens quand ils apprennent l'incendie du Reichstag. Tiraillé entre ses principes et les intérêts du groupe industriel familial il hésite à s’incliner devant les forces montantes du nazisme, l'incendie du Reichstag fait pencher la balance. Autour de lui gravite une famille qui rassemble tout ce qui fait la caricature des ces familles décadentes.  Tous pensent que les Essenbeck s'en sortiront toujours en faisant le bon choix au bon moment, surfant sur les courants politiques permettant de défendre les intérêts de la famille. Manque le fils aîné, le martyr mort pour la patrie. Ne restent que des bons à rien (du point de vue du patriarche) : un musicien, un gamin paumé, dépravé, sous l'emprise de sa mère, un cousin membre des SA, un autre chez les SS, un gendre qui pourrait faire de l'ombre, une mère qui veut faire monter son amant sur la plus haute marche, un directeur d'usine prêt à tout pour atteindre son ambition.

INTERPRÉTATION SAISISSANTE

La mise en scène d'Ivo van Hove fait beaucoup (trop) intervenir la vidéo. Pas facile de tirer le meilleur de l'immense scène de la Cour d’Honneur du Palais des Papes. S'il n'utilise la verticalité du mur que pour une scène, c'est le parti pris de l'horizontalité qui est retenu. D'un côté de la scène les coiffeuses et portant où les comédiens se changent à vue et qui dans la première partie permettent la mise en place et l'identification des personnages dans un long moment très cinématographique. De l'autre côté de l'immense plateau 6 cercueils alignés qui se rempliront l'un après l'autre, au fur et à mesure de la progression de la prise de contrôle par les nazis et de l'élimination des obstacles. Au centre au sol un plastique orange. Au fond un écran sur lequel sont projetés des documents d'archives, des captations en direct des comédiens et du public, des vidéos. Une omniprésence de l'image qui si elle permet des gros plans saisissants peut aussi être gênante pour le spectateur dont le regard est attiré au détriment parfois de ce qui se passe sur la scène. Elle offre aussi quelques-uns des moments très dérangeants de la mise en scène percutante.

La grande force de ces Damnés c'est l'intensité de l'interprétation. Sous la direction d'Ivo van Hove ces formidables comédiens qui constituent l'une des plus prestigieuses troupes au monde semblent être allés puiser au fond d'eux-même des émotions extrêmement puissantes. La présence de la caméra semble les décupler. La distribution est extrêmement bien réussie. Didier Sandre est un patriarche impérial. Eric Génovèse / Von Aschenbach est glaçant de cynisme. Denis Podalydès est un Baron Konstantin d'une extrême dureté. Guillame Galliène / Friedrich Bruckmann est un étonnant arriviste prêt à tout. Loïc Corbery / Herbert Thallman et Clément Hervieu-Léger / Günther von Essenbeck sont d'une très grande sensibilité. Elsa Lepoivre est une éclatante, sublime, fabuleuse Sophie von Essenbeck. Enfin celui qui éblouit le plus par sa composition extraordinaire est Christophe Montenez qui sublime les errances de Martin. On a hâte de le revoir très vite dans la salle Richelieu.

UN MONDE DE PERVERSION

Ivo van Hove donne des Damnés une vision qui porte la perversion à son paroxysme, que ce soit plus particulièrement au travers du personnage de Martin, le petit-fils à la sexualité et la personnalité perturbés, ou dans la grande et troublante scène de la Nuit des Longs Couteaux. Chacun des personnages est habité par cette perversion, plus ou moins profondément. Aucun ne semble pouvoir y échapper, pas même Günther le musicien. Martin finira par vendre son âme au diable, payant le prix cher, fustigeant le public qui a laissé faire sans bouger, témoin passif de la montée du monstre.

Comment ne pas faire de parallèle avec le monde actuel. Comment ne pas penser à la montée des nationalismes en Europe, des intégrismes un peu partout dans le monde. Lors des deux dernières représentations dans le cadre du Festival d'Avignon comment ne pas trouver Les Damnés d'une redoutable actualité.

Extrait du communiqué de la Direction du Festival le 15 juillet 2016 :

«Dans cette journée de deuil, nous réaffirmons qu'un spectateur est une femme, un homme, un enfant engagé. Sa seule présence fait mentir les ténèbres. Être ensemble aujourd'hui est notre force. C'est un geste de résistance.

Horatio dit à Hamlet: "Suspend ta douleur pour dire mon histoire" Nous n'allons ni suspendre ni nier notre douleur, mais la dire sans interrompre la vie de notre solidarité avec les victimes. Nous allons dire encore l'histoire commune, la commune présence et l'espoir que nous nous donnons les uns les autres. Face à ceux qui veulent imposer le silence, nous vous proposons de ne pas faire une minute de silence, mais d'applaudir ensemble les forces de la vie.»


Une minute de silence sera faite le 16 juillet.

En bref : Pour le retour de la Comédie Française dans la Cour d'Honneur du Palais des Papes Ivo van Hove propose une mise en scène percutante et dérangeante qui porte les comédiens à un degré d'intensité rarement atteint et qui ne ménage pas le public. Un grand moment qui restera dans l'esprit des spectateurs, qu'ils soient conquis ou pas, et dans l'histoire du Festival.

C'EST OU ? C'EST QUAND ?

Festival d'Avignon
Cour d'Honneur du Palais des Papes
du 6 au 16 juillet 2016

Comédie Française
Salle Richelieu
du 24 septembre 2016 au 13 janvier 2017


Crédit photo @Christophe Raynaud de Lage

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