dimanche 9 février 2014

DES HOMMES DEBOUT

UNE PERFORMANCE SAISISSANTE POUR UN TEXTE ÉBLOUISSANT

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"Au bout du petit matin bourgeonnant d'anses frêles les Antilles qui ont faim, les Antilles grêlées de petite vérole, les Antilles dynamitées d'alcool, échouées dans la boue de cette baie, dans la poussière de cette ville sinistrement échouées.
Au bout du petit matin, l'extrême, trompeuse désolée eschare sur la blessure des eaux ; les martyrs qui ne témoignent pas ; les fleurs de sang qui se fanent et s'éparpillent dans le vent inutile comme des cris de perroquets babillards ; une vieille vie menteusement souriante, ses lèvres ouvertes d'angoisses désaffectées ; une vieille misère pourrissant sous le soleil, silencieusement ; un vieux silence crevant de pustules tièdes, l'affreuse inanité de notre raison d'être. "
Aimé CESAIRE

UNE VOIX QUI RÉSONNE

Il est des spectacles qui ne font pas de bruit du fond de leur petite salle, quand bien même celle-ci est grande par la renommée, et qui pourtant mériteraient la même couverture médiatique que d'autres qui portent haut sur leur affiche des grands noms. Le théâtre de la Huchette on y va pour IONESCO. C'est parfois oublier que cette mythique salle n'est pas qu'un théâtre musée mais aussi une scène d'expression de l'écriture contemporaine, et qu'une fois que la cantatrice a regagné sa loge et que la leçon a été donnée, la scène laisse s'exprimer d'autres voix. 

Près de la Fontaine Saint Michel, au cœur de ce Quartier Latin qui fut le berceau de l'Université et du savoir à Paris et qui résonne encore des slogans des révoltes étudiantes, du fond d'une salle s'élève une voix qui devrait résonner haut et fort dans les rues de Paris, sur les ondes de nos télévisions et de nos radios, et sur les bancs de l'école républicaine.


Cette voix c'est celle d'Aimé CESAIRE qui s'exprime par l'intermédiaire de David VALÈRE. Pendant 1h30, seul en scène, il  n'est pas seulement le message du poète martiniquais : il illustre avec puissance "Cahier d'un retour au pays natal", le long poème qui est considéré comme l'un des points de départ de la négritude, courant littéraire et politique dont CESAIRE est l'un des fondateur avec notamment son ami Léopold SEDAR SENGHOR.


CESAIRE a à peine 20 ans quand il arrive dans le Paris des années 1920 pour étudier en tant que boursier de l'état français au Lycée Louis Le Grand. Il découvre alors à quel point la France néglige ses colonies et prend conscience de la condition inégalitaire des noirs. Il réalise que la colonisation de la Martinique entraine son pays dans un désastre économique et culturel. Commence le combat d'une vie. Alors que le bruit des bottes commence à se faire entendre en Europe, il décide avec sa femme de retourner au pays. C'est de la confrontation de la vie culturelle qu'il mène à Paris avec ses amis africain et de la réalité qu'il retrouve dans son ile que va naître ce "Cahier d'un retour au pays natal" dans lequel il laisse éclater dans une langue magnifique toute la colère d'un peuple. Ce texte fondateur d'une pensée va accélérer la prise de conscience et les luttes pour les indépendances en Afrique. CESAIRE devient la voix de la conscience nègre. Son combat peut se résumer en une seule de ses phrases : "je suis un martiniquais, un africain transporté, mais je suis avant tout un homme, et un homme qui veut l'accomplissement de l'humanité de l'homme".

Ce message n'est inscrit que depuis trop peu de temps dans les manuels scolaires en France. En pourtant combien de lycéens ont étudié les œuvres de CESAIRE ou de SEDAR SENGHOR, y compris dans les lycées ou collèges portant leurs noms ? Ces deux-là ne font-ils pas partie de notre culture et de notre histoire au même titre que RIMBAUD ou ZOLA ?

UNE ADAPTATION CAPTIVANTE 

Sur la scène de La Huchette tous les soirs un homme se lève comme s'est levé un peuple qui grâce à Aimé CESAIRE a pris connaissance de sa négritude et l'a acceptée non plus comme le poids d'une faute originelle mais comme l'affirmation de l'existence d'une civilisation noire. Partant de la soumission horizontale il s'achève sur une verticalité libératrice. Il nous dit de son souffle puissant les mots et l'émotion du poète mais nous parle aussi de lui, de sa négritude, usant parfois des stéréotypes pour mieux faire ressortir la cruauté de la caricature.

David VALÈRE livre une prestation remarquable en tous points. Alternant humour et sérieux il distille cette adaptation de Stéphane MICHAUD avec force et fougue. La mise en scène mixe des scènes intimistes où le texte est scandé avec des échanges chaleureux et libres avec le public. Ainsi à la scène d'ouverture poétique succède un moment d'échange précédé de notes gaies d'une célèbre chanson populaire, laquelle offre un violent contraste avec ce qui s'est dit avant et montre d'entrée de jeu comme il reste long le chemin à parcourir. S'engage un premier échange, sorte d'explication de texte, histoire de ne pas perdre trop tôt un public qui pourrait s'effrayer des envolées lyriques ou surréalistes du poète. S'ensuit le récit de la vie de CESAIRE et de son cheminement, des moments drôles, d'autres plus émouvants, un mélange de légèreté et de violence, de nouvelles interactions avec le public avec le partage du rhum et des confiseries (des têtes de nègre bien sûr). David VALERE se fait chanteur, danseur, animal, lascif, provocateur, charmeur, violent. Son interprétation fascine est ensorcelle autant que les mots du poète.


La scénographie est des plus simples : pour seul décor un vieux bidon en métal. Stéphane MICHAUD profite avec réussite de la configuration de la salle pour instaurer une grande proximité avec le public, maintenant constamment notre intérêt pour ce grand moment de poésie, de drame. Les lumières de Patrick AELLENT et le son de Graham BROOMFIELD sont autant d'atouts qui magnifient un texte rude, texte de révolte, de colère, celles que j'ai emportées avec moi et qui résonnent encore en moi plus de 24h après les avoir entendues. La salle n'a pas les ors des théâtres à l'italienne dont nous aimons tant le confort, mais elle est riche des textes dont les murs se font les échos et je ne peux que vous encourager à en franchir la porte pour les entendre si brillamment portés par un remarquable comédien.


Je suis sortie de ce spectacle grandie par le message partagé par celui qui s'est relevé, et c'est debout que l'auteur et son interprète méritent d'être applaudis.

En bref : il faut courir à l'espace Saint Martial à la Huchette entendre la voix d'Aimé CESAIRE et applaudir la performance de David VALÈRE. Sortez des chemins battus, vous ne le regretterez pas.



"Au bout du petit matin, une autre petite maison qui sent très mauvais dans une rue très étroite, une maison minuscule qui abrite en ses entrailles de bois pourri des dizaines de rats et la turbulence de mes six frères et sœurs, une petite maison cruelle dont l'intransigeance affole nos fins de mois et mon père fantasque grignoté d'une seule misère,  je n'ai jamais su laquelle, qu'une imprévisible sorcellerie assoupit en mélancolique tendresse ou exalte en hautes flammes de colère; et ma mère dont les jambes de notre faim inlassable pédalent, pédalent de jour, de nuit, je suis même réveillé la nuit par ces jambes inlassables qui pédalent la nuit et la morsure âpre dans la chair molle de la nuit d'une Singer que ma mère pédale, pédale pour notre faim et de jour et de nuit"
Aimé CESAIRE

C'EST OU ? C'EST QUAND ?
Espace Saint Martial
8 Rue Henri Fabre 84000 AVIGNON
du 4 au 25 juillet -17h25 - Durée : 1h20
Relâche le 16 juillet

Mise à jour du 20/06/2015

CHALLENGE THÉÂTRE 2014

Vu janvier 2014 - Théâtre la Huchette - Paris

3 commentaires:

  1. Effectivement, ce spectacle a l'air passionnant!
    Bonne journée!

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  2. Merci pour ce retour chaleureux qui fera venir encore du monde dans notre lieu mythique. A bientôt.
    PS Méfiez-vous des gorilles.... ils tentent parfois de subtiliser certains effets des spectateurs....
    David Valère

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    1. Le Théâtre Côté Coeur10 février 2014 à 22:20

      Merci à vous pour ce beau spectacle. Je suis venue avec mon fils qui était aussi enthousiaste que moi. Longue route aux hommes debout
      Et promis je me méfierai des gorilles !

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